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Le cheminement après le chemin, par Gaële de La Brosse

Publié le : 6 octobre 2011 à 01h59

 

 

Gaële de La Brosse, écrivain, journaliste, cofondatrice de l’association Chemins d’étoiles, n’a jamais quitté le chemin. Ou plutôt, il faudrait dire que le Chemin ne l’a jamais quittée.

Celle qui est sur la route depuis l’âge de 16 ans livre ici une belle et profonde réflexion et un témoignage sur « le chemin après le chemin », donnée en novembre 2007 à l’abbaye de Saint-Louis-du-Temple, à Limon (1e étape sur la voie de Paris à Tours) dans le cadre des sessions que proposent l’association Compostelle 2000 pour ceux qui reviennent du Camino.





Plan de la réflexion

Les trois phases : avant, pendant et après le chemin

Le parcours de Gaële à la Guilde européenne du Raid à la fondation de la revue Chemin d’Etoiles ; son expérience de l’accompagnement des jeunes durant  la Transeuropéenne et des «Compagnons-Pèlerins sur les chemins de Saint-Jacques » entre le Puy-en-Velay et Conques, entre autres.

Les enseignements de l’esprit du Chemin :
L’enchaînement des étapes dans la vie ;
Le sens (signification et direction) de ces événements qui se succèdent ;
Les obstacles à la progression.

Conclusion
Il y a toujours un événement qui survient pour nous permettre de poursuivre notre route…



Le cheminement après le chemin.

Un dicton affirme : « Un voyage n’est accompli que quand on l’a fait trois fois : une fois avant le départ, une fois en chemin, une fois au retour » (cité dans la postface de Priez pour nous à Compostelle de Pierre Barret et Jean-Noël Gurgand).

- Le pèlerinage avant le départ, c’est le cheminement que l’on doit faire pour dépasser les obstacles qui se mettent en travers de notre route pour nous empêcher de partir.

- Le pèlerinage en Chemin, c’est le cheminement que l’on doit faire pour dépasser les obstacles qui se mettent en travers de notre route pour nous empêcher d’arriver.

- Le pèlerinage au retour, c’est le cheminement que l’on doit faire pour dépasser les obstacles qui se mettent en travers de notre route pour nous empêcher de poursuivre le Chemin.

C’est de ce dernier pèlerinage dont nous allons parler : le cheminement après le Chemin – le Retour. Ce qui nous conduira à nous interroger sur le sens profond du pèlerinage (signification et direction), sur sa portée symbolique et « opérante » (ou « opérative », pour reprendre le vocabulaire des compagnons ou des alchimistes – terme opposé à « spéculatif »), qui pourra nous aider à définir ce qu’est cet « esprit du Chemin » qui ne peut être réduit à une liste d’adresses de gîtes et de restaurants dans un guide (aussi utile soit ce guide pour assurer la logistique de notre parcours matériel). Le cheminement après le Chemin, c’est la troisième phase de l’apprentissage : la lecture de la route parcourue, l’itinérance à partir d’un itinéraire tracé.

Et comme il est nécessaire de partir d’une expérience individuelle pour pouvoir ensuite la « lire », et en retirer ce qui peut nous être commun, je vais vous exposer d’abord la façon dont je m’inscris dans cette réflexion.

***

Tout au long de mon parcours, les phases se sont enchaînées naturellement, comme se succèdent les étapes sur le Chemin : avec un fil conducteur, un fil d’Ariane (à l’image de celui que saisit Thésée pour ne pas se perdre dans le labyrinthe) qui suit les circonvolutions du labyrinthe jusqu’à son centre (le pèlerinage est en effet un voyage vers le centre, comme l’exprime la symbolique du labyrinthe, de la spirale ou du mandala dans les traditions orientales).

Dès l’âge de 16 ans, j’ai commencé à effectuer de longues marches en accompagnant des jeunes, lors de camps itinérants, vers de hauts lieux spirituels d’Europe : Rome, Assise, Fatima, puis, en France, Le Mont-Saint-Michel, Chartres, Vézelay, Pontmain, Le Folgoët, la pointe Saint-Mathieu – un autre finistère. En 1986, lors de l’un de ces camps, je suis arrivée à Saint-Jacques, mais par le sud (Portugal). A l’époque, ce chemin était encore méconnu. Je savais d’ailleurs à peine qu’il existait un « chemin » pour se rendre à Compostelle. Et là, j’ai ressenti un choc très profond, comme si j’avais été frappée par la foudre, une sorte d’appel que je n’ai eu qu’une fois dans ma vie. C’est là que j’ai découvert les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle, que je n’ai jamais quittés depuis. L’année suivante, j’ai tracté avec un ami dans les rues de Brest pour partir avec un groupe sur le Camino francès, car je ressentais le besoin de parcourir en entier ce chemin « orienté » ou plutôt « occidentalisé ».

Puis je suis venue à Paris pour effectuer mon doctorat de Lettres consacré au thème de l’instant privilégié dans le théâtre de Paul Claudel. C’est-à-dire sur le rapport entre instant, durée, éternité : ce qui m’a permis d’approfondir mon analyse de ces moments de « flash » qu’on a dans la vie – et spécialement lorsqu’on pérégrine – où on a un pressentiment de l’Eternité. Je travaillais souvent sur cette thèse dans un café place Paul Claudel, près de la Sorbonne (une cohérence par rapport au sujet, que l’on peut voir comme un « hasard »…). Un soir, j’ai frappé à la porte de la Guilde européenne du raid, en face de ce café… et j’y suis restée 7 ans. J’y ai été chargée, entre autres choses, de l’organisation de projets sur les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle, notamment d’Universités d’automne avec des chercheurs, en collaboration avec l’Association de Coopération Interrégionale « Les Chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle ». Mais c’est de deux autres projets menés dans ce cadre dont je voudrais parler ici, car ils me semblent particulièrement emblématiques de la philosophie du pèlerinage et, plus généralement, du voyage.

Le premier fut la Transeuropéenne : une course-relais de 4000 kilomètres effectuée par 12 patineurs (un de chaque pays de la Communauté européenne), de Saint-Jacques-de-Compostelle à Czestochowa (en Pologne), à l’occasion de la Journée mondiale de la Jeunesse de 1991. Durant ce projet, j’ai pu expérimenter cette phrase que l’on entend si souvent sur les chemins : « On part randonneur (ou, ici, en sportif), et on arrive pèlerin. » Le second projet qu’il m’a été donné d’organiser l’année suivante s’intitulait : « Compagnons-Pèlerins sur les chemins de Saint-Jacques ». En 12 étapes, 12 jeunes marcheurs et marcheuses ont relié Le Puy-en-Velay à Conques, dans l’esprit du compagnonnage : 6 étrangers des pays de l’Est (appelés « Compagnons Passants ») et 6 Français (ou « Compagnons éclaireurs ») marchaient en binôme pendant la journée. Le soir, ils étaient reçus par un « maître-hôte » (toujours selon le vocabulaire du compagnonnage) qui leur délivrait une des clés du chemin : visite d’un monument, découverte d’une légende ou d’une tradition locale. A l’issue de leur voyage, à Conques, ils ont livré, dans la pierre ou dans le bois, avec l’aide d’un compagnon tailleur de pierre, le message qu’ils avaient reçu du chemin. Ces « chefs-d’œuvre » étaient destinés à ceux qui les avaient accueillis tout au long de la route. Si je vous ai détaillé cette expérience, c’est parce qu’elle me semble faire partie de ces projets cohérents qui conjuguent les différents ingrédients pour qu’un voyage « fonctionne » – c’est-à-dire remplisse sa fonction. La fonction d’un voyage, qu’il soit à but sportif, culturel, ou spirituel est en effet, me semble-t-il, de faire coïncider un itinéraire (donc un tracé objectif) avec une itinérance (c’est-à-dire une démarche subjective). J’aime ce terme d’itinérance car il suggère (poétiquement, bien sûr, car telle n’en est pas l’étymologie) qu’un itinéraire doit favoriser l’errance de chacun.

Pour approfondir ce qui me semblait essentiel dans la vie (ce cheminement personnel à travers le voyage), j’ai quitté la Guilde du raid (7 ans, c’est un cycle dans une vie) pour créer une revue dédiée à l’itinérance, Chemins d’étoiles (sous-titrée « Invitations à l’itinérance »). L’inspiration primitive de cette revue au titre évocateur est, bien sûr, née sur ces chemins dont on dit qu’ils sont la projection de la Voie lactée sur Terre. Mais nous avons volontairement choisi de décliner cette expression « Chemins d’étoiles » au pluriel, afin d’inclure les diverses expressions de la pensée et de la quête personnelle : pèlerins, voyageurs, artistes, philosophes, thérapeutes. Et je ne vous cacherai pas que souvent, j’ai reçu des textes d’artistes ou de thérapeutes plus profonds que ceux des pèlerins, qui n’arrivent pas toujours à dépasser la dimension horizontale du Chemin. Puis j’ai fait une petite infidélité à saint Jacques en 1996 : j’ai effectué le Tro Breiz ou « Tour de Bretagne », pèlerinage des Sept Saints Fondateurs de Bretagne auquel j’ai consacré l’an dernier un ouvrage paru aux Presses de la Renaissance.

J’ai poursuivi la revue Chemins d’étoiles ces dernières années au sein d’une maison d’édition que je viens de quitter pour continuer cette aventure de manière indépendante et vivre autour de ce thème avec ce réseau constitué de personnes pour qui le cheminement est la chose essentielle dans la vie. Et depuis que j’ai pris cette décision, de très nombreuses portes se sont ouvertes sur ces chemins : notamment l’organisation d’un Salon du Livre (sur l’esprit du Chemin et le cheminement) au Puy-en-Velay pour fêter les 20 ans des Itinéraires Culturels du Conseil de l’Europe (et du 1er d’entre eux : les chemins de Saint-Jacques). J’y ai notamment invité Jean-Claude Bourlès, Luc Adrian, Yvon Boëlle, Bernard Ollivier et Sylvain Tesson, qui fait aussi de sa vie un pèlerinage, même s’il ne dirige pas toujours ses pas vers des hauts lieux sacrés. Le Puy-en-Velay : c’est précisément là où, 10 ans auparavant, j’avais lancé Chemins d’étoiles. « Hasard » encore… Ce haut lieu est une ville de départ où les pèlerins reviennent périodiquement, comme portés par la houle de la marée montante.

***

Si je vous ai exposé un peu longuement mon parcours, c’est pour dessiner une base de réflexion, et que nous puissions en retirer quelques lignes directrices qui me semblent correspondre à cet « esprit du Chemin » que nous cherchons à définir.

 

1)     L’enchaînement des étapes dans la vie

J’ai pris volontairement l’image du labyrinthe au début de cet exposé qui est l’un des symboles forts du pèlerinage (cf. les labyrinthes dans les églises ou les cathédrales de pèlerinage, sur le sol comme à Chartres ou à Amiens, ou sur le mur comme à la cathédrale Saint-Pierre de Poitiers ou celle de Lucques en Italie) : c’est le « chemin de Jérusalem » ou la « lieue de Jérusalem », l’image de ce Chemin parcouru physiquement mais surtout spirituellement, avec les tours et détours involontaires, l’alternance des dalles noires et blanches, et ce fil d’Ariane que l’on retrouve toujours pour poursuivre sans rebrousser chemin. Et l’arrivée finale, qui symbolise bien sûr l’arrivée au sanctuaire, mais surtout à la Jérusalem céleste, métaphore du Paradis. On pourrait prendre aussi l’exemple du Jeu de l’oie, en s’appuyant sur le travail de Marianne Sanna qui a démontré que les épreuves décrites dans les chansons de pèlerins étaient comparables aux épreuves du Jeu de l’oie, notamment les étapes évoquées dans la Grande Chanson des pèlerins de Saint-Jacques, qui se déroulent dans le même ordre que les cases du jeu : N°6 Le pont (passages, traversées) ; N°19 L’auberge (à la fois hospitalité mais aussi risque de se faire dépouiller) ; N°31 Le puits ou le labyrinthe ; N°52 La prison (privation de liberté : accès à un degré supérieur de conscience) ; N° 58 La mort ; N°63 Le Lac de l’Oie (paradis). Cet enchaînement d’étapes initiatiques avec le symbolisme des chiffres est comparable aux cycles de la vie.

Il me semble que cet enchaînement des étapes se produit en effet au quotidien lorsqu’on a intériorisé le chemin parcouru en pèlerinant. Lorsqu’on a cette ouverture, cette disponibilité à ce qui arrive sans y mettre de volonté personnelle, on atteint le stade du « lâcher prise » (Karlfried Graf Dürckheim). Et souvent, quand on est dans cet état d’esprit, il n’y a pas de choix à faire. Au carrefour, on trouve toujours un guide ou une balise qui indique la route à suivre. On revit ainsi différemment dans la vie ce qu’on a vécu sur le chemin : mais pas uniquement spirituellement. Il en découle des applications très concrètes et très matérielles, qui déterminent les différentes étapes de notre vie.

Gustave Thibon (Le Pain de chaque jour) : « On ne quitte pas ce qu’on dépasse vraiment. On lie le point d’où l’on vient au point où l’on va, comme, dans un paysage, le premier plan est lié à l’horizon, et le regard embrasse l’un et l’autre dans une même étreinte. Il faut que ton étape de demain germe de ton étape d’hier ; en vérité, il faut, non que tu avances sur la route où chaque pas enfante l’oubli du précédent, mais que la route entre en toi. Ainsi ton horizon s’élargira sans que tu doives rien délaisser ni trahir. Tout ce que tu auras dépassé sera présent et vivant en toi. »

 

2) Le sens (signification et direction) de ces événements qui se succèdent

Souvent, dans la vie, comme certaines étapes dans la marche, certains événements semblent sans relief, paraissent inutiles, ou certaines épreuves nous semblent trop lourdes à porter. Ce n’est que la continuité et l’enchaînement des événements qui leur donne une signification, comme c’est la continuité du chemin qui lui donne son sens : ce n’est que vus d’en haut, ou vus du but, que les pas alignés, les étapes ajoutées l’une à l’autre, constituent le chemin qui conduit au but. Et ce n’est que là que le chemin prend tout son sens.

J’évoque souvent cette question avec un ami : « Qu’est-ce qui est le plus important, le chemin ou le but ? ». Pour lui, c’est le chemin. Pour moi, le chemin n’existe que parce qu’il a un but. Il n’a pas d’existence propre : il ne prend tout son sens que par rapport au but. C’est la même chose dans la vie : elle n’a de sens que parce qu’elle a un but. Selon que l’on soit ou non croyant, le but est différent. Mais pour celui qui croit que cette vie nous est donnée (ou plutôt mise en dépôt pour la faire fructifier – cf. l’expression « rendre l’âme ») pour que nous la vivions en conformité avec les principes évangéliques (ou principes naturels), une seule chose importe : c’est de la réussir. De faire, comme disait Claude Mettra « de sa vie une œuvre d’art ». Avec, toujours, en point de mire, le but final qui est la récompense suprême : non pas seulement l’arrivée au sanctuaire (quoique ce soit là un avant-goût céleste, avec l’arrivée au Monte del Gozo, puis le franchissement de la porte de la Ville, et l’arrivée à la basilique avec la liturgie sacrée, l’encens, etc.) ; mais surtout une vie tellement extraordinaire (au sens propre du terme) que l’on ne peut pas l’imaginer ni a fortiori l’exprimer avec des mots. C’est dans ce sens que l’on peut toujours se raccrocher à l’expérience du Chemin et dire que le pèlerinage que nous avons accompli vers Saint-Jacques est la métaphore de la vie, « le Pèlerinage de Vie humaine » pour reprendre le titre du livre attribué à Guillaume de Digulleville (prieur de l’abbaye de Chaalis au début du XIVe siècle), où Jean conduit son âme en pèlerinage vers la Jérusalem céleste. Au début de ce livre, il se présente devant les murailles de la Ville sainte. Mais il est repoussé par un ange qui monte la garde :

« Ce que l’âme souhaite, le corps doit l’éprouver. Sur le chemin de la vie, tu dois montrer ta force et faire pèlerinage. La porte du royaume céleste est à ce prix. Laisse l’Esprit te conduire, et tiens tous tes sens en repos. (…) Alors, je t’ouvrirai la porte de l’éternité. »

Il va devoir expérimenter son Chemin non seulement dans son corps mais aussi dans son âme. Chacun doit l’expérimenter par lui-même, non seulement grâce à l’intelligence de la raison mais surtout grâce à celle du cœur. C’est ce que lui dit Dame Raison :

« Je ne peux te donner ce que tu dois apprendre. L’expérience ne se donne pas, elle germe en chacun, et grandit avec le temps. C’est par le cœur que tu connaîtras ce que les mots ne peuvent décrire. Ce n’est pas grâce à moi que tu connaîtras l’essence du mystère divin, car aucune raison ne peut expliquer l’ineffable. »

 

3) Les obstacles à la progression

Il n’y a pas de recette miracle à appliquer, de guide qui indiquerait le chemin à suivre. Car à l’image des chemins de Saint-Jacques, qui ont de nombreuses variantes et ramifications, il y a autant de cheminements que de « cheminants » ou de « chemineaux ».

« A chacun son chemin », dit un célèbre adage.

Théodore Monod : « Ma doctrine, c’est la montagne unique que nous gravissons par des sentiers différents. Il vaut mieux ne pas lorgner vers le sentier du voisin. »

Il n’y a donc pas de règle à suivre, qui soit valable pour tous. Une seule loi commune : celle de l’exigence et donc de la difficulté, de l’effort.

« Il n’est point de fruit s’il n’est point d’écorce » (Saint-Exupéry).

Et il faut le savoir lorsqu’on s’y engage : il faut savoir que lorsqu’on part en pèlerinage, on largue les amarres. « Partir, c’est mourir un peu » (Edmond Haraucourt), c’est abandonner sa sécurité, son ancrage, ses habitudes, ses certitudes (peregrinus = étranger). Etre prêt à remettre sa vie en jeu, à « muer », comme le lézard qui abandonne sur une pierre sa vieille peau pour se métamorphoser. Sur le Chemin, on se dépouille ensuite du peu qui nous restait, des quelques attachements que l’on gardait encore. Il faut en effet être léger pour être disponible : le pèlerin gardera seulement son bourdon, le « 3e pied du marcheur », sur lequel il peut s’appuyer (qui lui indique la direction verticale, comme la crosse de l’évêque) et sa besace (qui permet l’échange : donner et recevoir). Arrivé à Saint-Jacques, il enterre définitivement ce passé : la ville est érigée sur un ancien cimetière (compostum). Autrefois, le pèlerin brûlait ses vêtements sur les toits de la cathédrale pour symboliser le « vieil homme » qu’il abandonne pour naître à une nouvelle vie. C’est en effet un Chemin de mort ET de renaissance. Et c’est pour cela que le pèlerin doit finir sa course à la Fin des Terres ; il doit marcher jusqu’à la mer, là où le soleil semble mourir pour renaître ensuite de l’autre côté de la Terre. Le pèlerin doit aller jusqu’au Finisterre pour renaître lui aussi avec l’astre solaire : c’est là, d’ailleurs, qu’il doit ramasser sa coquille (symbole de renaissance), qui sera la preuve du voyage accompli non seulement pour ses proches mais aussi lorsque viendra le moment de s’embarquer pour le dernier grand Voyage : c’est pourquoi le jacquet se fait enterrer avec sa coquille, sa sébille qu’il présentera le jour venu, son passeport pour l’Au-delà.

Ce Chemin est donc une voie difficile : avant, pendant, et surtout après le pèlerinage. Comme le disait récemment un philosophe en parlant de l’école, le Chemin est « un accès difficile vers des choses essentielles ». Il y a, comme sur le chemin matériel, le corps qui ralentit la progression (épreuves, maladie, deuil, etc.), les intempéries (les événements hostiles qui surviennent dans la vie) qui nous découragent. On dit parfois : « Jamais je n’y arriverai ». Comme sur le chemin, on a des doutes, on est tenté de faire marche arrière. Mais en même temps que ces tribulations, il y a toujours un événement qui survient pour nous permettre de poursuivre notre route. On pourra appeler cela le « hasard », ou la « Providence », selon que l’on est croyant ou pas. Mais on sent toujours une présence près de nous, un accompagnement : saint Jacques, davantage peut-être qu’aucun autre saint auquel on dédie son pèlerinage, est présent auprès du pèlerin (cf. cloître de Silos, pèlerins d’Emmaüs avec le Christ en pèlerin de Saint-Jacques). Ou en tout cas, même s’il semble parfois s’éclipser, il arrive toujours au bon moment pour conserver allumée au plus profond de notre âme la petite flamme de l’Espérance. Toujours l’étoile du Chemin nous guide dans notre quête et éclaire notre route. Comme la flèche jaune qui balise l’itinéraire au moment où on se croyait perdu, comme le guide qui nous indique une magnifique église romane alors qu’on commençait à rechigner devant la monotonie des plaines de Castille, comme le compagnon rencontré au moment où on peinait dans une côte, comme l’hôte qui nous accueille le soir où nous sommes harassés de fatigue… Ces « composantes » universelles de l’alchimie du Chemin que nous avons tous et toutes connues, nous les retrouvons au quotidien, dans notre vie de tous les jours. Et c’est le plus grand mérite du Chemin que de nous montrer, justement, le cheminement à suivre. Plus qu’aucune autre route de pèlerinage, le chemin de Saint-Jacques est celui des grandes questions : l’amour, la souffrance, la mort. Il inscrit dans notre corps, par l’expérimentation de la marche, la trame de notre aventure humaine : un apprentissage perpétuel, un patient cheminement qui n’est autre que le grand Pèlerinage de la vie.

 

Gaële de La Brosse

4 commentaires

Michel Beauregard

Merci Gaële pour texte très inspirant !!

Ecrit le 06/10/2014 à 01h07

mongibeaux

Certains chemins commencent sur la terre, se poursuivent dans l'air et se terminent dans la mer.

Ecrit le 01/05/2014 à 00h35

P MATHE

bonjour Gaële , Je tombe par hasard (est ce un hasard ?) sur votre article en recherchant la définition d'itinérance (pour un de mes devoirs d'éthique: itinérance et nomadisme richesse de l'économie solidaire et contrepied du paradigme de la territorialisation)
" La fonction d’un voyage, qu’il soit à but sportif, culturel, ou spirituel est en effet, me semble-t-il, de faire coïncider un itinéraire (donc un tracé objectif) avec une itinérance (c’est-à-dire une démarche subjective). J’aime ce terme d’itinérance car il suggère (poétiquement, bien sûr, car telle n’en est pas l’étymologie) qu’un itinéraire doit favoriser l’errance de chacun." ...
c'était juste pour vous dire qu'il semble que vous êtes dans la bonne éthymologie puisque le Littré nous dit : itinérance -> itinerare = Voyage
Donc tout va bien :-)

Bonne journée
Pierre MATHE

Ecrit le 08/07/2013 à 15h14

Yves Bouëssel du Bourg

Le chemin ou lieu de l'échange réciproque d'un double don : l'effort et le sens. Le sens qui se donne apres l'expérimentation de l'effort. Tres belle analyse du chemin et qui trouve son acmé dans l'admirable citation de Gustave Thibon.

Ecrit le 18/02/2013 à 15h47

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