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« L'esprit du chemin, voyage aux sources du bonheur », d'Olivier Lemire

Publié le : 20 novembre 2011 à 19h20

« L'esprit du chemin, voyage aux sources du bonheur », d'Olivier Lemire

Titre : L'esprit du chemin, voyage aux sources du bonheur
Auteur : Olivier Lemire
Éditeur : Transboréal
Parution : février 2011
Format : 22,5 x 14 / 296 pages
ISBN :  978-2-36157-016-3
Prix indicatif : 19,90 euros

Désireux de changer radicalement le cours de sa vie de cadre pressé et de retrouver la nature, Olivier Lemire a marché durant deux mois du nord au sud de la France pour atteindre le Bonheur, une rivière qui prend sa source au pied du mont Aigoual et alimente le Tarn. Parti de Plaisir en banlieue parisienne, il a relié bourgades et hameaux aux noms évocateurs, symboles des sentiments, des préoccupations et des grandes étapes de la vie : Le Corps, L’Espoir, La Conscience, L’Inquiétude, La Foy, La Sagesse, L’Amitié, en passant par La Beauté ou encore Le Paradis. Autant de lieux-dits bien réels dont il a rencontré les habitants, les interrogeant sur leur vision de l’existence et sur ce qui les rend heureux. Autant de portraits qui ponctuent, au fil de cet itinéraire métaphorique à travers une campagne vue d’un œil neuf et sans cesse à redécouvrir, le voyage d’un homme qui marche en quête du sens de la vie et apporte, par son cheminement, des éléments de réponse aux grandes questions existentielles.

Sommaire

Prologue – Passage à l’acte

1. Parti de Plaisir
2. La Vie de Thérèse
3. Le Corps de Joséphine
4. Le Malaise de Maggy
5. L’inconnu de la Foi
6. L’Espoir de Muriel et Stéphane
7. Le Rêve de Renée
8. La Santé de Marie-Madeleine
9. La Sagesse de Roselyne
10. Un détour par le Bout du monde
11. Le Paradis de Jean
12. L’Amitié de Mathieu
13. Le souffle de l’Esprit
14. Le Malheur d’Hervé
15. Maintenant, Maryline
16. La Souffrance de Martine
17. L’Inquiétude d’Edith
18. Les fantômes de la Jouissance
19. La Beauté de Romuald et Julie
20. Le silence de la Conscience

Épilogue – Le murmure du Bonheur

Extraits :

Passage à l’acte (p. 17) :

« Marcher vers le Bonheur n’a rien d’anodin. Chemin de l’Inca, tour du mont Blanc, pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle : les images de peuples éloignés, de neiges éternelles et de bâtons de pèlerin défilent dans l’esprit du voyageur en partance. Mais le Bonheur ! Tant de mots ont été écrits à son sujet ! Et cette rivière semble si petite pour un mot si lourd de sens ! Il y avait sur mon chemin des étapes dont la toponymie ne pouvait laisser indifférent quiconque entend le mot “bonheur”. J’avais déjà éprouvé un puissant vertige au cours de mes précédents voyages, en arrivant épuisé dans des lieux-dits dont le nom prenait soudain un sens encore plus fort, écrit sur un panneau plus ou moins jauni par le temps. Arriver à la Mort après 450 kilomètres parcourus depuis la Vie, constater avec dépit le vol du panneau signalant le hameau de l’Amour après vingt jours de marche sous la pluie et la neige depuis la rivière franco-belge la Haine, ou tomber nez à nez avec le Désespoir un matin grisâtre quelque part dans la Vienne, sont autant de moments qui se gravent pour toujours dans la mémoire. Je partais donc animé d’une grande excitation, curieux de la confrontation avec la destination finale, et encore épargné par le doute. »


Le Corps de Marguerite (p. 48-51) :

« “Bonsoir, auriez-vous une chambre pour la nuit ?”
À cette question pourtant toute simple, l’hôtelier ne répond généralement pas. Son front se plisse, ses sourcils s’incurvent, son regard plonge dans un registre fatigué où chaque rature désigne une annulation notée avec aigreur par le réceptionniste. Un doute plane à cet instant, et cette incertitude se fait angoisse pour le marcheur épuisé par ses 30 kilomètres quotidiens. On a beau se présenter seul avec pour unique compagnon un sac à dos, il faut se résoudre à répondre à la demande de l’hôtelier : “C’est pour combien de personnes ?”
Ce que le réceptionniste désire entendre en posant cette question inutile, c’est la solitude de son client, dont la réponse prend alors les couleurs d’un aveu : “C’est pour moi tout seul.”
Et ce “tout” vient souligner avec cruauté le “seul” qui le suit. Il fait de ces deux mots un couple ambigu, et transforme la liberté du marcheur en infirmité sociale.
Le visage du maître des lieux se détend enfin, jusqu’à un vague étirement des commissures des lèvres vers le haut, qui fait office de sourire. La situation qui paraissait inextricable s’éclaircit soudain, et le tenancier se lance dans l’énumération de toutes sortes de chambres, avec ou sans douche, avec toilettes sur le palier ou dans les murs, sur cour ou sur rue, au premier ou au deuxième étage, avec ou sans télévision. Et plus la liste s’allonge, plus on a envie d’embrasser le réceptionniste de tous ces lits qu’il propose, même si une paillasse eût également fait l’affaire. On lui est reconnaissant aussi de ne pas avoir coulé son établissement dans le moule d’un hôtel de chaîne, même si aucune d’entre elles n’aurait vraisemblablement voulu de son bâtiment hors normes, si éloigné des flux de circulation contemporains.
La pièce qui, il y a quelques secondes encore, était l’objet de tous les désirs, prend subitement la forme d’un trousseau posé sur le comptoir : une grosse clé pour la chambre et une petite pour la porte d’entrée de l’hôtel, fermée à partir de 22 heures, et une grosse boule en feutre ou en bois pour rappeler à l’ordre le client distrait susceptible de partir au matin avec les clés. Le trousseau posé sur le comptoir annonce irrémédiablement ces mots de la bouche du réceptionniste, prononcés comme un encouragement à peine dissimulé à passer au lendemain : “Et à quelle heure prendrez-vous le petit-déjeuner ?”
Ce “Et” qui introduit la phrase exprime malhonnêtement la suite d’un échange à peine amorcé. Puisqu’il est écrit en grosses lettres noires derrière le comptoir que le petit-déjeuner n’est servi qu’à partir de 8 heures, on s’entend répondre sans parvenir à s’en vouloir d’une réplique si hypocrite : “Huit heures, ce n’est pas trop tôt au moins ?”
À ce petit jeu tout le monde est gagnant. Le client conciliant, qui feint d’ignorer qu’entre l’heure donnée par sa montre qui marque 20 heures 10 et celle qu’il faudra attendre pour se voir servir un café au réveil, il reste douze heures qu’une promenade by night à Saint-Hilaire-du-Harcouët ne saurait remplir, même en faisant usage du passe de la porte d’entrée de l’hôtel après 22 heures. Et l’hôtelier, empêtré dans la gestion de son petit personnel, si difficile à trouver à la campagne, à qui cette échéance paraît déjà bien proche.
La soirée peut alors débuter, vaguement éclairée par un dîner servi trop vite dans la véranda en aluminium du restaurant (hors-d’œuvre variés ou charcuterie, brochette de poulet ou cabillaud sauce blanche, mousse au chocolat ou glace deux boules vanille, café, chocolat, fraise ou citron, troisième boule en supplément), au milieu de travailleurs de la route en tête-à-tête avec un téléphone portable à la sonnerie désespérément muette, mais muni de touches grâce auxquelles une épouse pourra lire bientôt, installée devant la télévision : “Je rentre demain soir à Rouen. Embrasse les enfants.”
Vient ensuite le moment de l’ascension vers la chambre par un escalier aux marches en dalles blanches émaillées d’éclats de céramique gris et noirs, du tâtonnement dans l’obscurité à la recherche du bouton d’éclairage du couloir, jusqu’à la porte en contreplaqué de la chambre qui, on le sait au premier regard, n’arrêtera guère au matin les bruits de ceux qui n’attendront pas l’échéance fatidique du petit-déjeuner.
Ce dont le réceptionniste n’avait pas parlé, en revanche, c’est de la laideur de ladite chambre, et cette laideur-là est bien présente à tous les étages. L’odeur complexe de renfermé et de propre vient aux narines à peine la clé enfoncée dans la serrure, qui semble bien grande pour le passe-partout en métal blanc. La porte s’ouvre vers l’intérieur de la chambre avec en son centre le lit double, meuble dont la tâche consiste à garantir le repos du client, objectif plausible vu l’horaire toujours aussi peu avancé (il est en général 21 heures 20 sans la promenade au bourg, ou 21 heures 40 dans le cas contraire, l’usage de la petite clé de la porte d’entrée de l’hôtel étant finalement inutile). Commence alors l’examen minutieux du lieu, et l’inventaire de tout ce qu’on retrouve d’un hôtel à un autre : le lit au matelas trop mou ; le couvre-lit matelassé ; le traversin autour duquel on a tiré le drap de dessous ; la télévision face au lit ; les consignes de sécurité au dos de la porte ; la couverture supplémentaire dans l’armoire en formica ; les murs tapissés de tissu à grosses côtes gris, bleu pétrole ou marron ; l’éclairage criard d’une lampe fluorescente ou insuffisant d’une lampe de chevet branlante ; le gel douche dans les minuscules pochettes fabriquées en banlieue parisienne ; la pomme de douche cassée enfin, qui oblige à tenir le pommeau dans une première main et à ouvrir le gel avec une deuxième, la troisième, chargée de laver le corps avec le parcimonieux liquide, manquant à l’exercice. »


Le Rêve de Renée (p. 108-111) :

« Cette histoire, Renée ne l’avait jamais racontée, parce que personne n’était encore passé au Rêve à seule fin de voir à quoi l’endroit ressemblait. Occupée à gérer les stocks derrière l’écran de son ordinateur, elle mit autant de temps à en lever les yeux qu’elle en avait eu besoin pour réagir à la phrase de l’homme rencontré sur l’aire d’autoroute. Mais à me voir attendre patiemment qu’elle en eût terminé avec les chiffres, elle comprit que la visite d’un marcheur solitaire avait un sens qu’il lui appartenait de décrypter. Et ce moment ne se représenterait pas de sitôt. Elle abandonna donc l’aridité des chiffres et courut chercher une petite plaque en tôle qu’elle conservait précieusement. Puis elle apparut au haut de l’escalier de l’entrepôt, arborant fièrement l’objet qui la fit passer instantanément du statut de gestionnaire à celui de poétesse : “Le Rêve”, elle le tenait solidement en main, consciente de la rareté de la chose, qui, à force d’être dérobée, avait fini par être remplacée une dernière fois afin d’être conservée en lieu sûr. Le jour était venu de montrer ce patrimoine au visiteur qui avait traversé la moitié de la France à pied pour venir voir ce Rêve unique en France.
Renée me confia un moment la plaque écrite en lettres noires sur fond blanc. Je retrouvai le poteau orphelin d’où elle avait été si souvent décrochée et entrepris de la remettre à sa place. Mais à quelques pas du panneau, un talus envahi de pâquerettes et orienté au sud invitait au repos. J’y installai la plaque de métal avec précaution, tel un bijou dans son écrin, m’allongeai à ses côtés et entrepris de m’abandonner à une douce torpeur.
J’entrai alors dans un songe à demi éveillé, où le chant des oiseaux, l’odeur de l’herbe coupée et le bruit des poids lourds passant sur la route départementale voisine se mêlaient aux traînées des phares sur les autoroutes plongées dans le noir, au souvenir de Renée sortant de sa voiture et aux regards suspicieux des passagers de la nuit. Le vin y coulait à flots, aussi, et le souvenir de l’ombre des arbres croisés le matin y était un tunnel bruissant et odorant. De loin en loin, une bourrasque agitait les frondaisons, que les yeux entrouverts suivaient dans leur mouvement. D’abord, il y avait la perspective des troncs grimpant vers le ciel, puis les feuillages animés de mouvements contradictoires, d’un vert presque noir sous l’effet du contre-jour, puis le lent défilé des nuages dans le ciel chargé, laissant par moments passer un rayon qui finissait toujours par transpercer les ramures avant de venir s’échouer sur le visage, obligeant à fermer davantage les yeux, et plongeant un peu plus dans un demi-sommeil. Le temps passait ainsi, sans véritable moyen de le mesurer, si ce n’est la course du soleil de plus en plus haut dans le ciel, et dont la percée au travers des arbres était de plus en plus sensible.
Cette rêverie n’avait rien à voir avec le monde des rêves nocturnes. Elle n’était pas le fruit de l’inconscient, pas plus que les fantasmes de ceux qui traversent les folies de la nuit. Rêves récurrents ou prémonitoires, désirs refoulés, cauchemars et orgasmes oniriques : c’était une autre histoire. C’était un songe tranquille, où se mêlaient l’instant présent et des mondes inconnus ; une sorte d’égarement diurne où l’esprit s’évade sans pour autant disparaître ; comme un souffle odorant qui sortirait des choses par l’intermédiaire du rêveur. Allongé sur le dos, en partance pour un voyage immobile alimenté par toutes les sensations provoquées par l’environnement immédiat, je rêvais ma rêverie. Seul le bruissement de l’eau manquait à ces instants, qui aurait à coup sûr prolongé le songe, et plongé dans la sensation idéale d’être bien où l’on est, distrait par la mélodie des flots en route pour l’océan. Et cette musique aurait tantôt été faite de mille notes différentes stimulant l’esprit, tantôt ouïe comme une masse uniforme à la fois pleine et vide. Mais cette eau, par son absence, amenait le souvenir de tous les flots près desquels le marcheur s’arrête, pour se reposer d’abord, puis pour se laisser aller à la rêverie, dans un voyage intérieur plus lointain que toutes les destinations du monde : il y a autant de voyages que de façons dont l’eau dévale les pentes, et autant de souvenirs liquides que de moments passés sur ses bords.
Ainsi, par son absence, l’eau se faisait désirer, et le souvenir n’en était que plus fort encore : un rapide de la Garonne au bout d’un bois de peupliers, une chute brutale quelque part dans les Alpes, les premières gouttes de l’averse sur un toit de bardeaux, le murmure d’un ruisseau normand et paresseux, le flux et le reflux de l’océan ; le souvenir de tous ces fluides écoulements emmenait l’esprit vers autant de moments doux passés au bord de l’élément liquide. Et tous, ils emmenaient vers le rêve préféré de Gaston Bachelard : vivre dans une belle demeure au creux d’un vallon, au bord d’une eau vive, dans l’ombre courte des saules et des osières.
Il était donc possible, par le miracle des songes, de rêver le chant des ruisseaux. Et cet onirisme éloignait la pensée. Et cette distance prise avec l’intelligence reposait.
En me relevant du talus où j’avais élu domicile, couché près d’un petit panneau de tôle blanche aux bords arrondis, il me semblait avoir croisé le bonheur un instant, dans l’abandon d’une rêverie diurne et insouciante. Avec dans les mains celui qui m’avait aidé à partir si loin sans aller où que ce soit, je pris le chemin de l’entrepôt, où Renée s’était remise au travail. Sans doute avais-je l’air à ce point heureux qu’elle n’eut d’autre choix que de l’être également. Elle prit sur l’étagère deux verres et une bouteille d’un jus de pommes pétillant de sa fabrication qui répondait au doux nom de Pom’Rêve, et se lança dans le récit de l’histoire des lieux. L’ambition du premier propriétaire du hameau avait été de construire sa maison avec un nouveau procédé de fabrication. La maison fut bâtie selon son idéal, et parce qu’il avait pu réaliser son rêve, il baptisa le lieu-dit. Mais l’histoire disait aussi qu’à peine son rêve réalisé, l’homme ne rencontra plus qu’épreuves et souffrances jusqu’à sa mort.
Parce que nous avions décidé d’être heureux, nous évitâmes, Renée et moi, d’évoquer plus avant cette histoire malheureuse.
Et le Rêve résonna du bruit des verres qui trinquent. »


Le murmure du Bonheur (p. 276-281) :

« Une source abondante au pied d’un bosquet. Un passage au pied d’une abbaye en ruine. Puis un cours tranquille de 5 kilomètres perché à 1 200 mètres d’altitude dans une haute vallée cévenole, au milieu des genêts et des sapins : c’est le Bonheur. Au quatrième kilomètre de son cours, le torrent s’oublie dans un modeste plan d’eau : le lac du Bonheur. Et au cinquième, il disparaît dans un gouffre qu’on appelle la “perte du Bonheur”. Il en ressort un kilomètre plus loin, non sans avoir perdu son nom au passage. Ainsi le Bonheur coule paisiblement dans la vallée du même nom, avant de se précipiter dans un abîme dont il ressort changé. Le bonheur, à en croire son cours, est pour le moins fugace…
La rivière coulait enfin à mes pieds, et je la regardais, dubitatif. Le brouillard était toujours là, et l’eau était glacée. J’avais beau tenir à distance les poncifs de la publicité, des images de mon corps nu se jetant dans la rivière dans un grand éclat de gouttes brillant au soleil avaient éclairé mon chemin, dans les moments difficiles surtout. Et voilà qu’en ce jour de mon anniversaire, j’étais soudain frileux à l’idée de nager dans un Bonheur à 7 °C. Je pris l’eau du torrent au creux de mes mains et la portai à mes lèvres. Elle était insipide et très froide. Je pénétrai tant bien que mal au milieu des rochers moussus plongés dans l’obscurité, par le long couloir souterrain où l’eau entrait. La lumière du ciel éclaira à nouveau les lieux, à travers un trou circulaire suffisamment grand pour laisser entrevoir la masse opaque des brumes cévenoles, à la verticale du gouffre. À cet endroit, le Bonheur pénétrait une nouvelle fois sous terre. Ses eaux agitées coulaient de pierre en pierre, puis s’enfonçaient là où nul ne pouvait le suivre, dans la noirceur des roches : j’avais devant moi la perte du Bonheur.
Pendant deux mois, j’avais marché pour accéder à un torrent glacé qui, à peine né, disparaissait sous terre. Ce bonheur perdu tout juste trouvé ne manquant pas d’humour, je décidai de me ranger à ses côtés plutôt que de lui en vouloir. Nous ne nous mélangeâmes pas, car nous n’étions pas faits l’un pour l’autre, mais je passai un long moment sur ses rives, laissant mon esprit s’en aller avec les eaux glacées, et s’enfoncer dans cette perte mystérieuse.
Édouard-Alfred Martel avait fait l’expérience de la perte du Bonheur en 1888. Le spécialiste des gouffres et des grottes s’était lancé à la découverte de l’abîme, au grand dam des habitants de la vallée, persuadés que tout ce qui pénétrait dans la perte du Bonheur disparaissait à jamais. En ressortant un kilomètre plus loin, transi et heureux, il démontra sans le vouloir que la perte du Bonheur n’est pas si définitive que les apparences le laissent penser. Pour ma part, je n’étais pas prêt à tenter l’expérience, puisque j’avais déjà été assez frileux pour ne pas oser celle du bain dans les eaux froides de la rivière. Le Bonheur, en tout cas tel qu’il coulait sous mes yeux en ce jour de juin, n’était pas pour moi, et je voulais croire que j’avais dû le trouver sur mon chemin avant de le voir filer dans son trou.
Je décidai de passer quelques jours dans la vallée du Bonheur, histoire de laisser l’épisode cévenol céder la place à un air plus fréquentable, et peut-être permettre à un rayon de soleil de donner à la vallée un aspect plus conforme à son nom. L’Auberge du Bonheur s’imposait, autant par son charme que par la qualité des personnes qu’on y croisait. Le berger qui gardait les 1 400 moutons qui lui avaient été confiés pour l’été était un habitué. Chaque matin, il passait prendre un café, et l’auberge résonnait du récit des orages du soir, des épizooties de piétin et des vipères cachées sous les pierres. L’historienne de la vallée venait aussi de temps à autre. Enfant, elle gardait parfois les bêtes avec sa grand-mère. Un jour où la bergère s’était trop approchée du gouffre situé à la verticale de la perte du Bonheur, elle la vit glisser sur les pentes jusqu’à tomber dans les eaux de la rivière située 50 mètres plus bas. L’historienne ne me dit rien du corps défunt de la vieille femme qui, si l’on en croit la légende, ne devait jamais ressortir de l’autre côté de l’abîme. Quelques touristes fréquentaient également l’établissement. L’un d’eux l’avait investi avec des livres de philosophie. Nous nous retrouvâmes un matin à parler de la félicité à l’Auberge du Bonheur, un croissant dans une main et un livre d’Aristote dans l’autre.
Tous avaient ici trouvé la paix. Paix des lieux, paix intérieure : tels étaient pour eux les prémices du bonheur, et il semblait bien que l’un servît l’autre, et inversement.
La paix. J’avais parcouru 1 500 kilomètres en passant par nombre de lieux-dits dont le nom devait m’éclairer sur la question du bonheur, et aucun d’eux ne répondait à la définition qu’habitants et visiteurs de la vallée du Bonheur, qui devaient connaître leur affaire, en avaient fait. Le lieu-dit de la Paix existe pourtant bien. On le trouve tout près de l’Inquiétude, croisée dans le Gers un jour maussade. J’avais écarté l’idée d’y passer, tant le toponyme me paraissait modeste, cantonné au rôle de simple antonyme de “guerre”. Parce que l’endroit semblait se définir par défaut, et peut-être aussi parce qu’il n’était pas assez spectaculaire, je n’avais pas fait le détour pour aller en interroger les habitants et immortaliser le site. Et voilà que tous, dans la vallée du Bonheur, me parlaient de cette paix que j’avais négligée comme d’une clé d’accès au bonheur. Décidément, je n’étais pas certain d’être doué pour la félicité. Je n’étais toujours pas libéré de l’exaltation, et répondais encore présent pour assumer les souffrances de la passion. Et le bonheur, de toute évidence, n’entrait pas dans ces histoires-là.
Avant de quitter ma chambre de l’Auberge du Bonheur, je croisai par hasard mon reflet dans le miroir de la salle d’eau. On ne lisait pas, sur ce visage, les signes manifestes du bonheur : une absence d’inquiétude, un équilibre apparent du corps et de l’esprit, une plénitude. En revanche, c’était bien moi, marqué par les morsures du soleil au cours de deux mois de marche dans le grand dehors. Ces stigmates du chemin parcouru ne pouvaient pas ne pas m’avoir changé. Et ils me plaisaient. »



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