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Interview d'Éric Brossier, capitaine du voilier polaire vagabond

Publié le : 15 janvier 2012 à 19h08

Aurore, France, Léonie et Éric devant " Vagabond " © Photo Éric Brossier

Rencontre avec Éric Brossier,
capitaine du voilier polaire Vagabond

Propos recueillis pour la newsletter de Chemins d'étoiles de Janvier 2012



Éric Brossier
a réussi à concilier sa formation scientifique et son goût pour les voyages engagés. Avant de naviguer sur les mers polaires, il a parcouru le monde dans le cadre de son précédent métier de prospecteur sismique (Afrique du Sud, Vénézuela, Egypte, Nigéria, Arabie) ou pour son plaisir (le désert de Gobi à cheval, l'Islande, la traversée du Québec, le lac Baïkal en kayak, la descente de la rivière Coppermine qui se jette dans l'Arctique canadien...).

En 1999, il acquiert Vagabond, un voilier polaire capable de supporter les conditions extrêmes. Depuis, sa compagne France Pinczon du Sel et lui mutiplient les aventures maritimes dans les régions polaires, accueillant équipes scientifiques et, de temps à autres, artistes, photographes ou cinéastes. Depuis déjà cinq ans, Vagabond est devenu le cocon rouge d'une belle vie de famille, puisque Léonie (5 ans) et Aurore (2 ans) vivent également à son bord.

Vagabond est parti de Brest pour une nouvelle expédition le 13 mai 2011 et a rejoint la baie de Baffin pour... deux ou trois ans...  Actuellement en hivernage dans le fjord du Cap Sud (76°26.86'N - 84°41.00'W), non loin du village de Grise Fiord, île Ellesmere, Nunavut, au Canada, il est pris dans les glaces depuis octobre dernier et ne devrait pouvoir s'en libérer avant juillet 2012. Loin d'être totalement isolé, grâce aux technologies modernes, l'équipage du Vagabond a bien voulu répondre à nos questions.



Chemins d'étoiles
: Éric, cela fait un peu plus de dix ans que vous naviguez à bord du voilier polaire Vagabond. Vous ne vous destiniez pourtant pas à devenir marin. Quel a été votre parcours avant d’acquérir Vagabond et pourquoi avoir décidé de devenir capitaine d’un tel voilier ?


Éric Brossier : J’ai terminé mes études par un mastère en Génie Océanique. Ensuite, j’ai obtenu un poste de géophysicien aux Kerguelen, pour mon service national. Puis j’ai été prospecteur pour la CGG pendant six ans. Tout cela a renforcé mes goûts pour les sciences et techniques, la mer, les régions reculées. L’idée d’un voilier, bateau d’expédition au service des scientifiques, m’est venue à Kerguelen en 94. C’était le moyen d’associer la science, l’exploration, la mer, tout en gardant mon indépendance et une certaine liberté. J’ai acquis Vagabond en octobre 1999.
 

Chemins d'étoiles : France, Éric, de quelle manière les expéditions du Vagabond aident à faire avancer l’exploration ?

Éric Brossier : Par le temps passé dans l’Arctique. L’exploration vaut pour nous dans la durée, qui permet lentement de tutoyer un environnement particulier, de vivre en harmonie avec lui. Le temps permet d’affiner l’observation et la vigilance, aguerrit le corps et l’esprit aux rigueurs du climat, rend familier ce qui était hostile. Sans doute notre domaine est-il davantage maintenant celui de l’exploration scientifique. En mettant Vagabond ainsi que nos compétences à disposition de programmes scientifiques pour de longues périodes dans l’Arctique, jusqu’à cinq hivernages consécutifs sur un même site, ce voilier permet d’acquérir mesures et données sur de longues périodes, notion précieuse dans les domaines de la recherche scientifique.
 

Chemins d'étoiles : Quels sont les buts de votre expédition actuelle ?

Éric Brossier : Les buts sont variés. Nous sommes autant là pour vivre une aventure familiale dans l’Arctique que pour nous rendre utiles auprès de la communauté scientifique. Cette année, nous faisons des observations météo, des mesures de glaces et des relevés hydrographiques, pour un programme inédit dirigé par des chercheurs canadiens. Le site d’hivernage choisi est particulièrement intéressant pour la taille de son fjord, la présence de plusieurs glaciers actifs, son seuil à l’entrée et la proximité du grand Jones Sound.
 

Chemins d'étoiles : Pouvez-vous partager avec nous les principaux moments forts que vous avez vécus à bord du Vagabond ?

Éric Brossier : Les moments forts ne manquent pas en plus de douze années d’expéditions dans l’Arctique ! Depuis chaque instant magique où les glaces aux mouvements imprévisibles se rassemblent dans le silence autour de Vagabond, à certaines nuits sans nuit et ventées où les quarts de veille sont intenses et actifs pour éviter que les vieilles plaques dérivantes ne blessent notre coque rouge ou la coince dangereusement. Notre rencontre avec le premier Inuit, un chasseur tout droit sorti de la brume dans son embarcation légère au milieu d’icebergs, nous guidant vers notre destination avec un retentissant « Kulusuk ! ». C’était lors de la première arrivée de Vagabond sur la côte est du Groenland en juillet 2000. L’émouvant passage du cap Dejnev dans le détroit de Béring, marquant la réussite du passage du Nord-Est le 30 août 2002, alors que nous pensions devoir passer au minimum un hiver au milieu du passage, comme tous nos prédécesseurs. La nuit et le vent célébrèrent avec nous la victoire de Vagabond !
Le premier ours rencontré d’un peu près lors de notre premier hivernage au Spitsberg, début octobre 2004, dès la première nuit sur site : nos chiens ont passé toute cette nuit à terre, attachés à des blocs de glaces, et quant à nous, nous avons passé la nuit de veille la plus stressante de nos hivernages, pas certains de retrouver nos chiens sains et saufs le lendemain matin ! Nous avions tout à apprendre, autant de nos chiens groenlandais que des plantigrades dont nous aurons plus de 750 visites en cinq ans. La beauté de la nuit polaire, des ciels d’étoiles et de poussière de lune éclaboussant la banquise autour de Vagabond
 

Chemins d'étoiles : Vous n’avez pas abandonné vos rêves d’expédition tout en fondant une famille. Comment conciliez-vous les deux ?

Éric Brossier : L’envie de fonder un famille est venue alors que nous étions en hivernage au Spitsberg, avec déjà une bonne expérience du terrain, et de la manière de vivre en autonomie dans cet environnement. C’est donc tout naturellement que Léonie a adopté avec nous ce quotidien de banquisards, au service de la science. Aujourd’hui nous avons deux filles, Léonie, 5 ans et Aurore, 2 ans. Concilier des expéditions scientifiques en navigation avec la famille est exigeant mais faisable, avec une bonne organisation. Une fois la banquise consolidée autour de Vagabond pour l’hiver, la vie est beaucoup plus simple, nous avons tout notre temps pour vivre à la fois des moments uniques, riches et intenses en famille, et assumer notre rôle auprès des scientifiques et de certains publics en tant que témoins en direct de l’Arctique. Avec une vraie satisfaction, celle de transmettre à nos enfants la soif de découvrir, de s’adapter, de vivre pleinement l’instant.
 

Chemins d'étoiles : Que vous apporte la vie à bord du Vagabond en comparaison à celle que vous menez lorsque vous êtes à terre ?

Éric Brossier : Entre une année à terre et un hivernage à bord de Vagabond, le temps, curieusement, change de dimension. À bord, il permet de faire les choses jusqu’au bout. Chaque période en France ressemble à une transition entre deux projets dans l’Arctique. Le téléphone sonne, les mails tombent, toutes ces « urgences » apportent insidieusement stress et fatigue morale. Mais nous savons que ce fonctionnement est nécessaire pour vivre ensuite de longues périodes dans l’Arctique. Une fois là-haut, au lieu d’être frustrés comme parfois en France de n’avoir pas assez de temps avec familles et amis, tous happés par le travail que nous sommes, nous avons à loisir le temps de penser à chacun. L’absence n’est alors plus un manque. En famille, resserrés dans notre cocon rouge et son immense jardin, nous tissons des moments précieux et uniques qui construisent notre histoire. Dans cette sorte de retraite que représente un hivernage dans la nature, nous retrouvons avec bonheur un rythme dicté par notre environnement et sa météo, où l’on se passe du superflu dont nous gave volontiers la société de consommation. L’imagination prend alors sa place pour composer avec ce qui nous entoure, pour explorer, exploiter autant que nous émerveiller de ce que prodigue la nature.
 

Chemins d'étoiles : Votre rapport au temps et à l’espace, vos priorités dans la vie, ont-ils changé ?

Éric Brossier : La distance permet de réfléchir sur ses priorités, de retrouver ce qui est essentiel pour nous. Le voyage transforme, même s’il est parfois immobile ; ainsi nous grandissons en famille et en chacun de nous, pour continuer à inventer notre futur.
 

Chemins d'étoiles : La vie que vous menez aujourd’hui correspond-elle à l’image que vous vous faites du bonheur ?

Éric Brossier : Le bonheur est multiple et à chaque période de vie correspond son bonheur. Aujourd’hui, pour nous, après une décennie passée dans l’Arctique, nous ne sommes pas blasés et y trouvons toujours notre inspiration. Même si des tentations de chaleur et d’autres couleurs nous assaillent parfois, nous sommes là où nous devons être, à cette période de notre vie familiale.

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