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Cartes postales de Pétersbourg (avril 2010), par Jean-Luc Charlot

Publié le : 15 janvier 2012 à 22h33

Partir en compagnie de Sigismund

Avril 2010. Je pars en compagnie de Sigismund Krzyzanowski. Un type tout à fait épatant malgré un nom tout à fait imprononçable. Sigismund Dominikovitch est russe. Totalement russe. Je veux dire par là qu’il est ce genre d’homme à la trajectoire si singulière que sa vie pourrait devenir le sujet d’une nouvelle ou le point de départ d’un bon roman. Sigismund a écrit plus de trois mille pages (récits, nouvelles, essais, etc.) qui n’ont été publiées que plus de trente ans après sa mort. Trois mille pages débusquées un peu par hasard par une bande de fidèles occupés à classer les archives du poète Chengueli qui, dans un de ces carnets, désignait Krzyzanowski comme un « auteur de littérature fantastique et un génie négligé ». Déclaration qui incita Vadim Peroulter à retrouver ces manuscrits, puis à entreprendre leur publication (ce dont les éditions Verdier se chargent pour la France).

Les histoires que racontent Sigismund sont du genre de celle où Soutouline (c’est le nom du type de l’histoire), qui vit dans une chambre minuscule d’un appartement communautaire (une chambre pas plus grande qu’une boîte d’allumettes), se voit proposer d’essayer un produit encore expérimental, capable (littéralement) de repousser les murs. Ce produit (la « Superficine ») fonctionne si bien qu’une nuit, Soutouline se perd définitivement (corps et âme) dans son appartement devenu immense…

Un type qui vous raconte ce genre d’histoire pendant un voyage en avion est forcément un bon compagnon !

Je pars aussi avec Retour de l’URSS d’André Gide (Folio n° 4984). Je pars toujours en Russie avec un « retour d’URSS » (ce qui est une façon, j’en conviens, de manier le paradoxe comme d’autres l’imparfait du subjonctif : coquetterie littéraire autant qu’anachronisme). Ces « retours d’URSS » sont ces petits ouvrages commis par des intellectuels après un voyage dans le socialisme réel et censés en rendre compte. Pratique tombée en désuétude bien avant la fin de l’URSS (le dernier ouvrage du genre me semble être celui de Derrida) et que j’avais modestement tenté de remettre au goût du jour en publiant un « Back from Pétersbourg » dans la Revue des Deux Mondes. Celui de Gide est une déclaration d’amour à l’idée communiste, à ses concrétisations soviétiques, mais aussi une critique sévère, après le long voyage qu’il effectua au cours de l’année 1936. Gide justifie ses critiques en rappelant que « son esprit est ainsi fait que son plus de sévérité s’adresse à ceux qu’il devrait pouvoir approuver toujours ». Manière de décliner à sa façon un « qui aime bien châtie bien ».

Au moment où je partais de Caen, des cheminots grévistes m’informaient par le biais d’un tract « que les dogmes de la technostructure, à savoir concurrence, compétitivité et rentabilité adviennent comme des prétextes utilisés pour abaisser les conditions sociales des cheminots ». Ce que je lis comme le signe que l’histoire se caractérise par une certaine propension à repasser les plats. Dogmes et technostructures étant régulièrement invoqués (et mobilisés) afin de rationaliser le gouvernement des hommes : communiste hier, néolibéral désormais…


Les beautés russes

Un certain volcan islandais (au nom tout aussi imprononçable que celui de Sigismund), tout pétaradant d’un feu ardent, a amputé sérieusement la délégation française qui devait participer au séminaire dont je suis également un des intervenants. Arrivé quelques jours plus tôt, je me retrouve d’une certaine façon à devoir incarner « la » délégation française à moi tout seul. Ce qui me conduit à régler quelques détails d’organisation ou d’autres, à caractère plus protocolaire.

Comme rencontrer Dimitri, maire de Sbor et vice-président du Conseil des unités municipales de l’oblast de Leningrad avec qui je dois animer un atelier le lendemain. C’est un grand type un peu rougeaud qui m’écrase aussitôt la main pendant trois minutes pour me saluer en me regardant droit dans les yeux et dont je me dis que c’est le genre à t’inviter finir la soirée à écluser de la vodka (ce qui advint évidemment). Ou comme déjeuner chez le consul de France qui héberge présentement la directrice du musée Picasso venue préparer l’exposition qui doit se dérouler cet été, à l’Ermitage, dans le cadre de l’année croisée France-Russie et qui est retenue ici pour cause de volcan intempestif. Ou bien encore comme se rendre à l’Université économique Ingecon où doit se dérouler le séminaire, afin de vérifier la faisabilité d’une vidéo-conférence avec la France, petite prouesse technologique censée compenser l’absence des Français. Et là, y croiser un bouillonnement joyeux d’étudiants parmi lesquels quelques-unes de ces jeunes beautés russes… La « beauté russe » est une « production » (que l’on veuille bien m’excuser ce mot) typiquement… russe : femme plutôt jeune à la plastique parfaite dont chaque millimètre de peau paraît une attention de tous les instants (instants que ne semblent pas pouvoir contenir vingt-quatre heures) : sourcils épilés et dessinés, cils rallongés (et, m’a-t-on dit, un à un par la pose d’un cil prothétique selon une opération qu’il s’avère nécessaire de renouveler tous les deux mois), les deux comme un écrin à des yeux souvent bleus ; ongles parfaitement manucurés, vernis et sertis de strass ; élégance du vêtement toujours disposé à laisser entrapercevoir l’éclat de la peau, etc. Je sais, on est facilement ridicule lorsque l’on décrit cette chose indescriptible (la perfection féminine) et évidemment je n’y échappe pas…

 

Comme une impression d’être en Russie

La digue qui relie Piter au quartier de Kronstadt est enfin terminée. C’est le soir et « le reflet des nuages vogue sur la surface de turquoise morte » du golfe de Finlande. Ou du « lac » de Finlande, pour reprendre une incessante plaisanterie que je réitère, non sans une certaine lourdeur, je l’admets, aux fins tout à fait malhonnêtes de minimiser la métropole qu’est devenue Piter, en dépréciant la mer qui la baigne et dont la présence fut pourtant une des raisons stratégiques de sa fondation (celle de la ville de Pétersbourg, j’espère que vous suivez), par Pierre le Grand, afin de faire définitivement la nique aux Suédois, au tout début du XVIIIe siècle.

Je roulais sur la digue qui conduit à Kronstadt (dans un des bus de marque chinoise qui ont remplacé les marchroutka), les reflets des nuages voguaient sur la surface de turquoise morte et j’avais « l’impression d’être en Russie », citant approximativement Vladimir Nabokov, dans une de ses nouvelles intitulée Natacha et que viennent de republier les éditions Gallimard, fort judicieusement dans la collection Quarto. Natacha (celle de la nouvelle de Nabokov) soigne son vieux père malade et accepte, alors que celui-ci semble aller mieux, une invitation de son voisin, pour aller l’après-midi à la campagne. Après-midi pendant lequel, ce voisin lui déclare son amour. Quand elle rentrera chez elle, heureuse de cette déclaration, son père sera mort. Ce qui m’évoque exactement cette « impression d’être en Russie » survenue sur la digue de Kronstadt (j’espère que vous suivez).

 

Le musée russe

« Le flâneur doit savoir perdre son temps ou plutôt savoir étirer le jour et lui offrir ainsi des habits oniriques. Étirer le jour, ce qui est une bonne manière d’être attentif à tout ce qui reste dans les marges de la prose de la vie », écrit Miguel de Azambuja, psychanalyste péruvien travaillant à Paris. Toujours, quand je reviens à Saint-Pétersbourg, je vais flâner (y étirer le jour) au musée Russe, parmi les scènes et les portraits de Sirov ou d’Ilia Rapine. Dans aucun autre musée du monde, je n’éprouve ce sentiment d’exister avec les autres, c’est-à-dire de me sentir vulnérable et fragile, dans aucun autre musée du monde, je n’éprouve ce sentiment de faire l’expérience de ce qu’est la condition humaine.

 

Sur Ligovsky prospeckt

Une ancienne boulangerie industrielle a été reconvertie en friche artistico-bobo, au nom d’« ÉTAGE ». Nous y déjeunons en buvant du vin de Crimée dans un ancien atelier dont on a conservé quelques pétrins mécaniques repeints en blanc, la couleur dominante de ce restaurant, associée au bois : planches de palissades sur les murs et suspensions lumineuses au-dessus des tables qui évoquent de petits cageots soutenus par des câbles électriques qui eux, rappellent ceux des anciens fers à repasser, ces gaines de coton dont l’usure promettait d’inévitables courts-circuits.

Un sentiment me submerge, celui d’une « mondialisation » des friches, car hormis la langue qu’on y entend, nous pourrions être à Marseille ou à Bruxelles. Comme un mouvement à la fois inéluctable, et pour moi un peu mélancolique, de la fin de l’industrie et de la fierté ouvrière reconverties dans des activités artistiques et culturelles.

Au deuxième étage, une exposition s’interroge sur ces êtres étranges que sont les « bureaucrates » au travers d’une série de photographies grand format qui en représentent un certain nombre d’entre eux, assis à leur bureau. Une petite notice précise leur nom, leur fonction, la ville et le pays où ils travaillent, ainsi que, pour ceux qui l’ont accepté, leur salaire. Du Yémen à la Russie, du Texas au Liberia, ces hommes et ces femmes dévoilent pour nous, à la fois un peu d’eux-mêmes, dans la manière qu’ils ont d’habiter leur lieu de travail (ordre méticuleux ou chaos inspiré) et quelque chose d’eux tous, ce soliloque intérieur des fonctionnaires qui ressassent l’amputation de leur meilleure part : tout ce qu’ils avaient rêvé d’être et qui valait tellement mieux…

 

Un jardin inattendu au milieu de l’asphalte

Je me demande quelles sensations nous viennent quand l’avion tombe, qu’il décroche à cause d’une panne de réacteurs ou d’un autre incident technique qui le transforme irrémédiablement en masse d’acier qui selon de vieilles lois physiques, immémorialement démontrées, chute en accélérant celle-ci au fur et à mesure qu’elle se produit. Je me demande si on voit défiler sa vie dans une sorte de bande-annonce cinématographique qui résume, aux fins d’attirer le chaland, les « moments forts » de sa vie. Et si cela est vrai, je me demande ceux qui seraient retenus comme tels, je fais l’hypothèse que l’inconscient est le monteur d’un tel clip et qu’en conséquence son visionnage me surprendra bien qu’il s’agisse de ma propre vie (ce qui, j’en conviens, commence à faire pas mal de spéculations). Je n’ai pas peur. J’envisage cette possibilité d’un point de vue technique. J’observe mes voisins pendant le décollage et la montée initiale (période du vol où se produisent 30 % des accidents, selon les statistiques officielles) : certains font semblant de lire, d’autres de somnoler, un jeune homme prend la main de sa fiancée dans la sienne et lui murmure des propos qui me sont inaudibles à l’oreille… L’habitacle est calme, mais sourd d’une certaine inquiétude. Ou est-ce moi ? N’y a-t-il pas une agitation inhabituelle du côté du personnel de cabine qui repasse plusieurs fois, l’air de rien, pour compter et recompter le cheptel de clients passés sous leur responsabilité ? Ou est-ce parce que je suis assis rangée n° 13 ? (Des passagers refusent-ils de s’asseoir à cette rangée ?) À moins que ce ne soit cet homme au regard doux, assis juste devant moi et qui ressemble tellement à mon père si celui-ci avait pu vieillir, comme revenu d’entre les morts pour m’y accompagner à mon tour…

Le rang n° 13 sur l’Airbus A319-100 est un poste d’observation privilégié pour les ailes de l’avion qui sont, avec les réacteurs, un élément clé de la réussite de ce prodige qui consiste à maintenir en l’air durablement une grosse centaine d’humains. De là où je suis, les ailes me semblent brinquebaler et trembloter un peu inconsidérément, preuve (s’il en fallait une) de la fragilité de notre aéronef… quoique, de mes études (anciennes) en construction mécanique, je sache aussi que cette plasticité (dont le tremblotement de l’aile est une des manifestations) est une des conditions de la possibilité d’existence même d’un vol d’un « plus lourd que l’air ». Mais où passe la frontière entre la plasticité tremblotante et le brinquebalement annonçant la rupture de l’architecture ailée ? J’hésite à le demander au commandant de bord…

Je me demande si les cendres du volcan islandais pourraient encore obstruer les filtres de nos réacteurs, suscitant un échauffement progressif de la turbine qui, à un moment ou un autre, devrait prendre logiquement feu, si j’en crois les experts convoqués quelques jours plus tôt afin d’expliquer pourquoi les avions furent interdits de vol, suivant en cela le principe de précaution qui gouverne désormais les activités humaines. Je me demande quelles impressions me viendraient si j’observais un de ces réacteurs s’enflammer. Aurais-je peur ? Ou n’aurais-je pas le temps, la succession d’événements trop rapides conduisant de l’observation du réacteur en feu au crash dans la mer froide et glacée en cette saison, me sidérant au point de ne rien pouvoir éprouver ?

Mais les passagers, mes condisciples, applaudissent déjà l’atterrissage en douceur sur une des pistes de Charles-de-Gaulle Aéroport. La température est de 22 degrés centigrades et le soleil éclatant : un jardin inattendu au milieu de l’asphalte.

 

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