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Cartes postales de Barcelone (décembre 2010), par Jean-Luc Charlot

Publié le : 15 janvier 2012 à 22h43

Bienvenue dans l’auberge espagnole !

Montalban, écrivain barcelonais comme il en est de pétersbourgeois (André Bitov par exemple) prétend (Barcelones, Seuil, 2002) que Barcelone vit sous l’empire d’une paraphrase de T. S. Eliot : « lire jusqu’à la tombée de la nuit et l’hiver partir vers le Sud ». Y partant en hiver (un 25 décembre aux paysages normands encore généreusement enneigés), ressentirons-nous aussi « cette tentation du voyage vers le Sud… » ? Et quel peut bien être ce Sud-là pour l’Espagne : celui de Pizarro ? Mais avant, dans le train qui nous conduit vers l’aéroport, un vieux Japonais fatigué planche interminablement sur des problèmes de « go », pesant avec minutie et sérieux l’intersection sur laquelle déposer un pion blanc ou noir, comme si l’avenir des cent prochaines années dépendait de ce geste…

Sans transition (ou presque), à Barcelone, sur le passage Joan Borbo, dans un restaurant à touristes qui se nomme Siempreviva (et qui, malgré les apparences, proposera une paella tout à fait convenable), deux Anglaises (l’une maigrelette et pâlotte, l’autre halée et « enrobée ») fêtent Noël, la tête chaussée d’une couronne et le rire émoustillé par la manipulation de crackers (action contribuant indubitablement à la certitude de leur origine anglaise). Elles seront bientôt remplacées par un couple supposé nordique, à cause d’un accent rocailleux, de l’usage d’une langue indéfinissable et d’une propension certaine à ingurgiter un litre de bière en apéritif… Si l’on ajoute que le personnel est majoritairement indien : bienvenue dans « l’auberge espagnole » !

 

Où est passée la Barcelone pécheresse ?

Débouchant sur la place de l’église Sant Joan, on découvre des couples plus ou moins aguerris dans la distribution de pas rythmiquement cadencés. Une petite foule alanguie se trémousse sur des airs légers de Charleston dans une ambiance légère baignée par un soleil s’accordant une escapade presque printanière. On respire simplement cette petite anfractuosité éthérée et fluctuante dans l’ordonnancement de la ville…

Plus loin, dans un bar à hamburger, on remarque la solitude des hommes au comptoir devant leur hot-dog, leur visage couperosé à force de comptoirs trop longtemps fréquentés seul…

Plus tard, dans un barrio gothique relooké pour un temps où le « patrimoine » est devenu un argument touristique parmi d’autres, dîner dans un petit restaurant (d’excellentes pâtes à la catalane accompagnées d’un vin de pays aux rondeurs anesthésiantes), se demander où est passée la vie nocturne du Barcelone de Jean Genet [Le journal du voleur], où est passée la Criolla, cet établissement où il parut un soir en « demoiselle » ? Où est passée cette Barcelone pécheresse, torve que des romanciers français (Genet mais aussi Pieyre de Mandiargues) ont codifiée ? Estompée sous le vernis policé d’une mondialisation dont le vacarme assourdi me saoule ?

 

La ligne courbe est celle de Dieu

On visite l’Institut des études Catalanes, sa cour si parfaitement rectiligne tout juste distraite par ses murs aux carrelages à dominante verte, ses colonnades si parfaitement ajustées et l’on songe à l’opposition avec les rondeurs proposées par Gaudi la veille dans le fameux parc Güell, cette tension qui a tenu si longtemps Barcelone si l’on en croit Montalban (et d’ailleurs pourquoi ne pas le croire ?) et que notre regard trop superficiel ne réussit pas à saisir véritablement… « La ligne droite est celle de l’homme, la ligne courbe celle de Dieu », écrivait le brillant architecte dont la ville a fait sa marque.

Puis on prolonge par une exposition sur la figure du « caganer », ce santon typiquement catalan qui, littéralement, dépose sa crotte dans la crèche ce qui promet traditionnellement santé et tranquillité du corps et de l’âme pour l’année qui vient…

On fait un détour par le musée d’Art Moderne qui propose une exposition de Benett Rossel où, à vrai dire, on s’interroge sur l’abnégation des visiteurs devant une vidéo de l’artiste à vouloir y découvrir un sens, au prétexte qu’elle est exposée dans un musée d’Art Moderne (cette institution de légitimation de l’art) et leur désespérance à n’y rien découvrir… On se souvient aussi, quoique cela soit sans rapport avec la visite qui précède, que le principal pogrom barcelonais du XVe siècle s’est déroulé rue des Bouchers (rue de las Carnicerías), balayant du même coup toute présence de juifs dans la ville, ce que restitue fort bien le sous-sol ouvert à la visite et prétendument « ancienne synagogue ».

 

L’œuvre d’une vie

On visite le palais de la Musique Catalane et l’on s’interroge sur cette habitude de faire précéder désormais toute visite par un « movie », une mise en images qui vise à conformer notre représentation de ce qu’on va y voir… Comme si rien ne pouvait se regarder (se ressentir ?) désormais autrement que par le filtre d’un rectangle animé…

On glisse vers le musée d’art précolombien, dans le quartier de la Ribeira, une petite escroquerie qui ne porte pas à conséquence mais qui ne donne à voir que des « objets » des XIXe et XXe siècles, soit, si notre mémoire est bonne, des reliques plutôt post-colombiennes.

On renonce (provisoirement) au musée Picasso devant la queue qui s’effiloche inconsidérément dans la rue, alors qu’un approximatif accordéoniste roumain dissuade les bien-entendants de rester. On bifurque vers la Sagrada Familia où la queue qui serpente autour de la place annonce plus d’une heure d’attente (et la promesse sera tenue !). À l’intérieur, on médite malgré tout sur cette œuvre de Gaudi : l’œuvre d’une vie (demeurée comme il se doit, inachevée).

Afin de savoir un peu plus comment les vivants vivent à Barcelone, on s’intéresse à comment les morts y habitent ; et ce, en rendant visite au cimetière de Poblenou. Les déjà-morts y habitent pour la plupart dans des murs creusés de niches où les cercueils sont disposés les uns à côté des autres, et les uns sur les autres, formant de petits immeubles de cercueils de cinq à sept étages. De petites vitrines reçoivent des photos du défunt ou de la famille, des images pieuses ou des objets lui ayant appartenu (du moins le suppose-t-on). Un instant je pense à toutes ces femmes et à tous ces hommes, morts sans se faire remarquer, sans faire de bruit, morts simplement, sans un cri, sans invoquer de l’aide.

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