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Le voyage : une musique. Cheminement de Thierry Harzallah

Publié le : 11 mars 2012 à 21h33

Thierry Harzallah

Thierry Harzallah nourrit trois passions : la musique, le voyage et la montagne. Si ces passions se sont révélées à des périodes différentes de sa vie, aucune n'a chassé l'autre. Au contraire, elles se sont imbriquées.

Dans Voyage en sol mineur, essai publié par Édilivre Éditions, l'auteur nous livre une réflexion où il établit un parallèle entre voyage et musique. Nous publions, avec son accord, les premiers paragraphes du chapitre intitulé « Le voyage : une musique » , lignes dans lesquelles il compare les étapes pour « composer » un voyage avec celles de la composition d'une musique. Dans les paragraphes que suivants, l'auteur aborde les thèmes « répéter », « s'accorder » et « jouer avec le temps ». Nous vous invitons vivement à découvrir la totalité de cet essai en le commandant ici.

À l'issue de l'extrait que nous publions dans cet article, vous trouverez un autre texte dans lequel Thierry Harzallah nous explique comment et pourquoi il en est arrivé à écrire Voyage en sol mineur.

Voyage en sol mineur s'articule autour de cinq parties :

- Présentation
- Le voyage : une musique
- La musique du voyage
- La musique : outil de communication
- La musique véhicule nos émissions



Le voyage : une musique

 

-----Composer : on ne voyage pas, on compose un itinéraire. C’est une création, un rubato(1) dans le sérialisme de nos vies. On construit son voyage comme on compose une musique. On choisit ses instruments : acoustiques (la marche) ou électroniques (transport motorisé), on choisit ses accords : majeurs (chemins balisés) ou mineurs (hors sentiers), on choisit des instrumentistes ou on préfère le solo. On choisit la durée : quelques semaines (chansonnette) ou plusieurs mois (opéra), on choisit le tempo (largo) en prenant son temps ou (presto) en visant un record chronométrique. La somme de ces choix et l’inspiration détermineront le style de notre composition : variété, pop, rock, jazz, musique contemporaine, musique classique, tourisme, pèlerinage, voyage d’aventure, expédition ou nomadisme. Autant de façons différentes de composer que de façons de voyager.

-----Il est des musiques qui parlent au corps. Elles pénètrent le bas-ventre par effraction. Le funk, le rock, la salsa, le flamenco par exemple intiment au corps le mouvement. Les démons du beat prennent possession du corps. Difficile, voire impossible, de rester stoïque à l’écoute d’une salsa. Même un piètre danseur ne peut empêcher son corps – au minimum – de battre la mesure. Bien plus souvent, il est parcouru de spasmes qui l’invitent à la danse. La musique classique et contemporaine, le free jazz ou la musique new age, parlent, elles, plus à l’esprit. Ces styles génèrent des émotions plus « intellectuelles » que « corporelles ». Elles invitent à l’évasion, la rêverie, la relaxation ou la méditation.

-----Il en est de même pour le voyage. Certaines destinations sont énergivores. Elles hument la sueur, l’acide lactique. Elles ne peuvent pas s’envisager sans un minimum d’engagement physique. Déjà les muscles se bandent à l’évocation de certaines d’entre elles. À l’instar de la salsa, on ne peut pas rester passif lorsque l’on est au pied des Andes ou de l’Himalaya. Devant l’immensité du Hielo continental(2) ou de la taïga sibérienne, le corps, d’instinct, se met en marche, comme on bat la mesure sans même s’en rendre compte. Lorsque l’on choisit ces destinations, on sait que notre corps devra payer un tribut à ces lieux. Mieux vaut être solvable !

-----D’autres destinations parlent plus à l’esprit : Farniente ou initiatiques. Elles exhalent des senteurs d’huile solaire ou d’encens et n’exigent pas de contribution physique. Au contraire, elles convoquent au repos du corps, à l’apaisement ou à la spiritualité. On ne danse pas sur la cinquième symphonie de Beethoven, on ne revient pas non plus meurtri dans ses chairs d‟un voyage aux Seychelles ou d‟un voyage spirituel en Inde ! Au contraire, en ces lieux, on escompte le bien-être du corps et de l’esprit.

-----Mon choix s’est presque toujours porté sur la première catégorie. Chacun de mes chemins de voyage a empreint mon corps. Ils l’ont tatoué comme les douaniers ont estampillé mon passeport de leurs visas. Je trébuche encore sur ces souvenirs de Patagonie : ces journées trop longues où, tirant notre pulka(3), nous cherchions « l’issue de secours » pour sortir du Hielo continental. Invariablement, notre traîneau se renversait dans les nombreuses crevasses qui jalonnaient notre parcours. Les manœuvres pour le tirer et le remettre en bon ordre de marche nous épuisaient. Cent fois nous avons débauché notre énergie à ces fins. Mais notre calvaire ne faisait pourtant que commencer. Après des longues heures de lutte, nous sortîmes enfin du glacier. Nous prîmes pied sur une moraine(4) qui semblait sans fin. Notre charge jusqu’alors divisée en deux – une partie dans le sac, une partie dans la pulka – devait maintenant réintégrer le sac à dos. Plus de quarante kilos pour affronter les neuf cents mètres de dénivelé qui nous permettraient de franchir le col du Paso del Viento. Le poids est l’ennemi de la vitesse. Tout montagnard vous le dira. Il est aussi le bourreau de notre colonne vertébrale et de nos articulations.

-----Évoluant dans une moraine chaotique, où chaque pas était une menace de chute, le vent n’était pas notre allié. Les jours sont très longs pendant l’été patagonien, nous profitions pleinement de l’amplitude qu’ils offraient pour user nos corps jusqu’à la corde. Le voyageur aventurier n’a de cesse que, lorsque le soleil se meurt, ce qui, sous certaines latitudes, peut être redoutable. Ce jour-là, nous bûmes le calice jusqu’à la lie. Le terme de cette journée de forçat sonna enfin avec l’arrivée de la nuit. Débarrassé de mon lest, j’eus soudain l’impression que mon corps entrait en lévitation. N’était le plafond céleste qui me retenait, on aurait pu me voir disparaître dans les airs. Il est des endroits où la démesure est mère de la souffrance pour qui chemine à l’aide de sa propre énergie.

-----Voyager, c’est mettre un mouvement en musique. Transcrire sa marche en une harmonie. Gravir des sommets comme on monte la gamme. La musique et le mouvement sont intimement liés. Le mot mouvement fait d’ailleurs partie du vocabulaire musical. Il détermine le degré de vitesse de celle-ci. Patrick Berhault disait : « La montagne est un lieu d’expression où je peux dessiner des choses, exprimer ma créativité. » Le voyageur est un artiste qui, au détour du chemin, compose sa mélodie. Il trace son sillon sur les « 365 tours » de l’écorce du monde : le vent se chargeant de diffuser sa musique comme il disperse les prières des Lung Ta(5).

     À l’instar de la musique, l’intérêt et la réussite d’un voyage procèdent de l’inspiration et de la créativité de leur compositeur. Il y a mille et une façons de relier un point A à un point B. Toutes ne sont pas louables. La noblesse des moyens, la créativité, le respect des lieux et des personnes sont autant d’éléments qui différencieront un chef-d’œuvre d’une simple œuvre passagère.

-----Comment naît un projet de voyage ou une création musicale ? Quel processus génère la création ? « Une idée en soi, musicalement, n’existe pas ; elle est réaction à ce qui nous entoure culturellement. » Pierre Boulez.

-----On peut donc l’envisager comme une réaction sensorielle à un évènement, une rencontre, une vision. L’environnement génère l’idée qui intime le projet. Tout musicien ou artiste vous le dira, l’inspiration a quelque chose de magique. Telle la foudre, elle frappe sans crier gare à n’importe quel moment. Elle est multiple et s’inscrit dans le quotidien. Fin 1998, par une journée grisonnante, mon regard se fixa sur la mappemonde du mur de mon salon, je fus subitement frappé par sa foudre. Je remarquais la grande ouïe que forme la cordillère des Andes dans la table d’harmonie de l’Amérique du Sud. Touché par l’esthétisme de cette courbe continue du nord au sud, l’idée de chevaucher cette épine dorsale andine m’est apparue essentielle. Plus jeune, lorsque je « composais » sur ma guitare, je m’empressais de noter ou d’enregistrer la mélodie qui venait de germer dans ma tête. Car l’inspiration a ceci de commun avec l’éther qu’elle s’évapore très vite. Aussi, ce jour-là, par mimétisme, j’appelais aussitôt François, mon compagnon habituel de route, afin qu’il soit le témoin et l’enregistreur de ce projet. Je nourrissais également l’espoir qu’il y adhère et me demande une place de choix dans l’orchestre.

-----En musique, la composition prend vie sous forme d’écriture. De petits ronds noirs ou blancs reliés à leur hampe comme des alpinistes à leur corde évoluent sur les strates de la portée pour s’élever au sommet de la gamme. Pour le voyageur, il en est de même. Pour peu qu’il déplie une carte, son itinéraire se dévoile et devient accessible à l’autre. Le doigt qui glisse le long de la partition pour en solfier sa musique présente des similitudes avec celui qui suit les lignes de crête sur la carte. Les neumes et autres solfèges ne seraient-ils pas le pendant des croquis et des cartes du voyageur ?

-----Plus d’une année sera nécessaire, cette fois-ci, à l’écriture de notre nouvel opus. Nous l’appellerons : « Au fil des Andes ». Notre partition : les sept points culminants des Andes comme les sept notes de musique. Seul bémol à la clé : la Colombie, en proie à une guerre civile.

(1) Terme italien signifiant “dérobé”. Il s’agit d’une indication d’expression, commandant d’accélérer certaines notes de la mélodie ou d’en ralentir d’autres pour abandonner la rigueur de la mesure.
(2) Immense calotte glaciaire entre le Chili et l‟Argentine.
(3) Traîneau de transport.
(4) Amas de sédiments glaciaire.
(5) Drapeaux à prières.



Thierry Harzallah nous explique pourquoi il a écrit Voyage en sol mineur

     L’envie d’écrire était présente depuis longtemps dans mon esprit, mais tout mon temps disponible était dédié à user mon corps sur les rochers, sur les chemins, les pistes de ski de fond ou les pentes abruptes des montagnes. Hyperactif par nature, le mouvement est un peu ma drogue. Cet essai n’aurait vraisemblablement pas vu le jour si je n’avais pas été stoppé net dans mon élan et cloué au lit pour plusieurs mois par un accident de montagne en décembre 2009.

     Ce projet est né de la cristallisation de plusieurs de mes passions : la musique, le voyage et la montagne. Ces passions se sont révélées à différentes périodes de ma vie, sans que l’une chasse l’autre. Au contraire, elles se sont plutôt imbriquées l’une dans l’autre. Il y a eu tout d’abord la musique pendant mon adolescence, puis les voyages à l’âge de 23 ans, et enfin la montagne vers 26 ans. Je crois que le dénominateur commun de ces trois univers différents est l’intensité. Ils m’ont procuré des sensations et des émotions que je n’ai pu trouver dans mon quotidien, et l’idée de les mêler dans cet essai Voyage en sol mineur vient peut-être de là. J’ai toujours déploré le cloisonnement où chacun reste dans son monde. Le musicien fait de la musique, le sportif du sport et il y a peu de passerelles entre ces deux univers. Il y a toujours eu des clivages entre, d’un côté, le monde raffiné de la culture, de l’esprit, et, de l’autre, celui plus physique du sport et du corps. Et d’aucuns cherchent encore à maintenir cette frontière bien fermée. Au contraire, il m’apparaissait intéressant de les rapprocher, et c’est ce que j’ai essayé de faire dans cet essai, en comparant le voyage d’aventure à la musique. J’y ai trouvé beaucoup de similitudes à travers différents aspects. Que ce soit dans le processus créatif, dans le rapport à l’autre, dans le rapport au temps, dans l’émotion, dans la communication, dans la réalisation, ou dans la représentation. Je dois dire qu’il m’est arrivé d’être moi-même surpris par certaines de ces similitudes. Par exemple, la comparaison entre une partition de musique et une carte topographique. Faites lire une partition à un musicien et il entendra sa musique : montrez un carte topographique à un voyageur et brusquement le paysage lui apparaîtra. Le musicien monte ses gammes comme l’alpiniste s’élève au sommet des montagnes et il y a dans cette élévation une même quête d’absolu.

     Affecté par les changements profonds de notre société moderne, j’ai souhaité également évoquer dans ce livre certains aspects qui, à mon sens, ne sont pas des évolutions très positives. Notamment la déconnexion de l’homme moderne avec son environnement et ses concitoyens. La détérioration de l’acuité de ses sens et peut-être même celle de sa raison. Je me suis également intéressé à son rapport au temps qui a changé avec l’apparition de nouvelles technologies. Toujours plus vite, toujours plus d’infos (l’une chassant immédiatement l’autre), l’absence d’analyse et le défaut de réflexion devant cette masse d’information qu’on ne peut pas digérer faute de temps. Un monde où il faut tweeter plus vite que son ombre ! J’ai voulu montrer que le voyage d’aventure permet une diète du superflu pour se recentrer sur l’essentiel : Il propose une ascèse du quotidien qui contamine nos esprits d’homme moderne.

     À l’heure du virtuel, j’ai voulu remettre en lumière les valeurs de l’empirisme.

                                                                      Thierry Harzallah

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